mardi 5 février 2013

Rouge


Oui monsieur, j'ai passé une nuit avec la grande dame rouge.

Mais revenons quelque temps en arrière.
Mai 1991, je débarque à l'hôtel Meridien de Colombo avec sac à dos et walkman.
Le réceptionniste me montre un œil torve. Je montre mon passeport.
« Well, fwançais ! Vu veniou por affair ? », il me dit.
« Saphir jaune ! », je rétorque.
« Well, si vu aimey bon miousik, vu veney at nine o'clock dans la saloon ! »
Je remplis la fiche de renseignements. Il me donne ma clé. « Well, 719 ! »
Fin du premier acte.

Début du deuxième.
Vingt et une heures pétantes, le gosier desséché par une semaine de trek, je déboule dans le bar de l'hôtel. À cet instant précis, la seule vision de l'interminable rangée de flacons de whisky suffit à mon bonheur. Le camaïeu de tons jaunes et verts d'un Bunnahabhain de 1975 m'inspire. « Un double... sec ! ». 58° de douceur glissent le long de mon gosier et viennent réchauffer mes boyaux. D'autres clients arrivent. Il y a du costard-cravate, du polo Lacoste, du mocassin à pompons, du tailleur Chanel, de l'escarpin verni et de la robe argentée qui s'arrête au ras du bonbon. Avec mon jean et mes Camarguaises, je fais un peu tâche, mais personne ne semble se soucier de ma présence. Quelques murmures fusent. Des verres s'entrechoquent. Des mains d'hommes glissent le long des jambes de leur voisine. Ça mutine et ça lutine en toute impunité !

Le troisième acte commence par un bruissement feutré. Du fond de la salle obscur, surgit une longue silhouette effilée. Elle semble glisser sur l'épaisse moquette émeraude. Au contact de la lumière, la forme mouvante prend corps. Elle s'approche avec une grâce infinie de l'orgue électronique posé entre deux spots à parapluie. Une jeune femme fait désormais face au public impatient. Elle est grande, mince, un visage asiatique encadré d'une coupe à la Louise Brooks. Elle porte une longue robe de soie rouge, brodée de discrètes enluminures blanches. Le vêtement dévoile ses bras clairs, ses épaules graciles et, par une échancrure polissonne, la délicieuse courbe de ses mollets. Elle n'est pas franchement belle, mais possède un charme indéfinissable et une aura quasi mystique.

La grande dame rouge s'installe au clavier, étire ses doigts avant de les laisser flâner sur les touches ivoirines. Des accords jazzy s'envolent, envahissent l'espace, se fondent dans le décor, s'immiscent au plus profond des êtres. Enfin, la grande dame rouge entame une ritournelle enivrante qui vient se ficher directement dans les cœurs. Sa voix est à la fois douce et rugueuse, un subtil mix entre Maurane et Bonnie Tyler.

Le concert se poursuit dans une infinie sérénité. Les spectateurs sont invités à déposer de petits papiers pour demander une chanson particulière. Le temps de siroter trois autres doubles, j'entends "Woman in Love", "Goodbye Yellow Brick Road", "Yesterday", "You're the One That I Want", "Imagine", "Singin' in the Rain", "The Star-Spangled Banner", "La Vie en Rose" (deux fois), "My Way" (trois fois !), plus quelques valses et paso dobles qui émoustillent de vieilles enrubannées. La grande dame rouge y met toute son âme, donnant une saveur totalement originale à chacun des morceaux. Si l'exécution est parfaite, l'ambiance féerique, le whisky savoureux, je ne trouve pourtant guère matière à émouvoir mes vieux os de baroudeur. Aller, je me lance, je noircit nerveusement un billet : "Van Halen, JUMP"... et advienne que pourra !

Il est presque minuit, la fin du spectacle approche. Point de "Jump" à l'horizon ! Je suppute que la grande dame rouge ne goûte pas ce genre de musique. Je m'apprête donc à regagner mes pénates. C'est alors que surgit des enceintes, l'intro si caractéristique imaginée par Edward Van Halen. La grande dame rouge la maîtrise à la perfection, elle l'étire à l'infini, variant les sonorités et l'intensité musicale. Les yeux fermés, la bouche arrondie, elle semble comme envoûtée par le rock. Elle attaque le chant : « I get up... and nothing gets me down... » et c'est un déferlement d'énergie pure qui s'abat sur le public, sans doute peu habitué à ce genre d'excentricité. C'est dix minutes de folie, dix minutes de feu, dix minutes de rage qui me laissent groggy. Et la tension redescend doucement, comme dans la version originale. La grande dame rouge est maintenant debout derrière le clavier, visiblement épuisée. Elle me lance un regard complice, avant de disparaitre aussi mystérieusement qu'elle était venue.

Le quatrième acte démarre comme le précédent, mais cette fois, j'arrive avec des munitions. J'ai préparé une copieuse liste de chansons : "Born to Be Wild", "Smoke on the Water", "Stairway to Heaven", "Born in the USA", "Rock and Roll All Nite", "No More Mr. Nice Guy", un peu de Bowie, beaucoup de Stones... Vous me croirez si vous voulez, elle connait tout et ne se contente pas d'une simple copie. Je découvre un "We Are the Champions" façon reggae, "Johnny B. Goode" se transforme en ballade suave et "Live on Mars" a capella me lacère le cœur. Quand "Highway to Hell" devient une biguine et que "Gloria" se pare de sonorités nord-africaines, on tutoie véritablement les anges. Et ce soir, mon ange c'est la grande dame rouge. Mais comme dans tous les contes de fée, il faut que la princesse regagne son château. Le tour de chant s'achève avec "Listen to your Heart" de Roxette qu'elle chante sans jamais me quitter des yeux. « Listen to your heart... before you tell him goodbye ». Et comme une goutte de grenadine qui se dissout dans l'eau pure, elle s'éclipse encore.

Je passe une nuit agitée et le dernier acte ne se présente pas sous les meilleurs auspices : nous sommes dimanche, pas de concert ce soir. Mon départ étant programmé lundi, il y a fort à parier que je n'entendrai plus jamais la grande dame rouge. La vie sur la route est ainsi faite de rencontres impromptues, d'amitiés éphémères, d'amours inachevées.

Je consacre la journée à faire ce pour quoi j'ai entrepris ce périple au Sri Lanka. La mousson d'été est toute proche, l'atmosphère est moite, la température pesante. Demain, je serai en France. Je n'aspire qu'à quelques verres de philtres des Highlands, un repas léger avant une bonne nuit de sommeil. En arrivant à l'hôtel, le réceptionniste me tend une enveloppe... rouge. J'y trouve un bristol : « Room 917, 9 p.m., (signé) Choon-Hee ». Le message est aussi bref que sibyllin, dessiné d'une écriture ronde, presqu'enfantine.

Les deux heures que je passe à m'apprêter sont sans doute les plus longues de ma vie. J'use autant de savon qu'en un mois de randonnée ! Coup d'éponge sur les bottes, Levi's 501 de gala, t-shirt Motörhead. Une goutte de sent-bon sous les bras.

À l'heure dite, je suis devant la chambre 917... le même numéro que la mienne, mais à l'envers. Le destin est parfois facétieux ! Avec ma bouteille de champagne et mon bouquet de lotus bleus, je suis aussi troublé qu'un ado qui se rend à son premier rendez-vous.
Je frappe.
La grande dame rouge m'accueille.
La porte se referme sur nous deux.

Maintenant, n'espérez pas que je vous dise ce qui s'est passé après. Tout ce que vous saurez, c'est que j'ai passé une nuit avec la grande dame rouge.
Rideau !

>>>>> LADY IN RED

01 - Catherine Ringer - Red Sails (Cover David Bowie)
02 - Clutch - Red Horse Rainbow
03 - Erik Truffaz - Red Cloud
04 - Jean-Louis Murat - Les rouges souliers
05 - Kate Bush - The Red Shoes
06 - King Diamond - Pictures in Red
07 - Lou Reed - Baton Rouge
08 - Lynyrd Skynyrd - Red, White and Blue
09 - Laurence Vanay - Soleil Rouge
10 - Peter Gabriel - Red Rain
11 - Renaud - Rouge Sang
12 - Rush - Red Barchetta
13 - Carlos Santana - Verao Vermelho
14 - Slade - Ruby Red
15 - Spice and the RJ Band - Red Fire
16 - Ted Nugent - Little Red Rock
17 - The Jimi Hendrix Experience - Red House
18 - ZZ Top - Cherry Red

15 commentaires:

  1. Ah! La chambre 917 est une excellente chambre, un excellent cru. Quelle magnifique histoire comme je les aimes. Merci de l'avoir écrite. Et puis mes yeux défile ces titres qui me foutent la joie au popotin. C'est parfait car je reviens d'une présentation, tout ce qu'il y a de plus corporatif avec des gens d'affaires brrr, je vais donc me verser un verre de whisky car je le mérite amplement et vais écouter ce bijou. Bises de La Rouge du Nord. xxx

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  2. Oh! Ça me dit que l'accès ne fonctionne pas. :( Je réessaye plus tard.

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  3. Hello Keith !

    Il se trouve que j'ai reconnu de suite cette oeuvre exquise de Samuel SILVA, que je soupçonne d'avoir dessiné la princesse rouquine de la série "Arthur et les Minimoys".

    Pour ceux qui ne connaîtraient pas: http://www.journalgraphic.com/2012/11/06/illustrations-stylo-bic-samuel-silva/

    Tu pourrais au moins lui rendre hommage, vu la qualité de la couverture qu'il te permet de sortir ;-)

    A part ça, et en-dehors du fait que j'avais déjà une "Théma" sur le rouge, ta présentation est vraiment extra !

    Pour le son, si je ne reviens pas après écoute, c'est que a le fait bien :-)

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    1. Bon,

      Ton lien est foireux, et tu as oublié "Red sails ..." by Midnight Oil ;-)

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  4. Et tu as bien fait. J'aurais été désolée de manquer ce magnifique texte et cette compilation, bien que je maudit le rapidshare de ne pas nous permettre de l'écouter.

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  5. Passe-Partout? Bordel, c'est une émission québécoise ça? :D

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  6. Superbe texte. Merci! Il m'est arrivé quelques histoires similaires... J'suis pas sûr que raconterais un jours... Pas trop du goût de ma femme ce genre de souvenirs...

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  7. Merci à tous de vous être donné rendez-vous ici.
    Je parviens à charger avec Rapidshare, mais apparemment ce dernier n'est pas prêteur (j'avais déjà constaté cette anomalie chez Jimmy). Un nouveau lien vous attend donc. Bonne écoute !

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  8. @ La Rouge
    C'est un honneur de recevoir la visite de la Grande Dame Rouge... du Nord.
    Sinon, pour ta culture personnelle, sache que Passe-Partout est un nain qui guide les candidats dans le Fort Boyard... jeu très populaire à la télé française. Tu pourras éventuellement le ressortir lors d'une soirée d'affaires !!!!!
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    @ Chti73
    Je suis sur le cul ! Je viens de découvrir que l'illustration de ma pochette n'est pas une photo, mais un dessin réalisé au stylo à bille. Voici un lien pour comparer l'original et la copie de Samuel Silva : http://www.huffingtonpost.com/2012/08/23/samuel-silvas-amazing-pho_n_1822572.html#slide=more246313 Hallucinant !
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    @ Jimmy
    J'ai comme l'impression que ce pauvre Passe-Partout t'est resté en travers de la gorge !!!!!
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    @ Sb
    L'intimité (et l'anonymat) d'un blog est idéale pour ce genre de révélation !!!

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  9. Je suis entrain d'écouter le précieux. Magnifique compilation. Merci Mister Michards mais j'y reviendrai car je n'ai pas terminé.

    Ici Passe-Partout est une émission jeunesse qui nous a tous plus ou moins déglingués comme quoi... :D

    http://www.youtube.com/watch?v=USEkdEQaBZc

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    1. Oh, purée ! Vous êtes des grands malades au Canada !!! Ici, avec de telles émissions, on aurait la Ligue des Droits de l'Homme sur le dos !!!!!

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    2. Oui. Bien d'accord pour les grands malades. ;) J'ai un restant de semaine chargé mais j'ai commencé quelque chose pour répondre à cette compilation. Ce week, je devrais avoir le temps de terminer. (Enfin je crois.) Merci encore, j'ai écouté plusieurs fois et j'aime beaucoup, beaucoup. A+

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  10. Your means of telling the whole thing in this post is
    actually nice, every one can simply know it, Thanks a lot.
    Also visit my weblog - grumpy cat

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    1. I am very proud that my text is like by a person who speaks English.
      I do not understand all what the grumpy cat says ... but it has a funny head !!!!!

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  11. @ La Rouge
    Ici, on n'est pas à l'usine ! Tu prends tout le temps que tu veux pour écouter ma compile et la commenter.
    Le simple fait de laisser un petit mot est déjà très sympa. Si tous ceux qui chargent en faisait autant, ce serait le paradis.

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